A la dérive
La traductrice et écrivaine Marina Skalova a traduit au Collège de traducteurs Looren, dans le cadre du programme Villégiature, une pièce de théâtre sur la crise climatique : paradies fluten de Thomas Köck. La pièce laisse résonner, dans un puissant flot de langage et d’images, une histoire du capitalisme et de ses conséquences pour l’homme et la nature. Marina Skalova expose les défis que représente cette traduction, en soulignant l’actualité inattendue de la pièce pendant cet été Corona.
Par Marina Skalova
- Et toi, comment ça va avec l’apocalypse ?
- Oh tu sais, je suis un apocalypsien expérimenté maintenant.
(extrait d’un échange de mails avec l’auteur, novembre 2020)
Distinguée par le renommé Prix Kleist, la pièce submerger le paradis (paradies fluten) est la première partie de la trilogie climatique (paradies fluten/ paradies hungern/ paradies spielen) écrite par Thomas Köck et publiée aux éditions Suhrkamp. Destinée à une « troupe de danse épuisée » et à un « orchestre symphonique en pleine noyade », la pièce défie le théâtre de façon jubilatoire, en soumettant le plateau à une expérience de l’impossible. Elle est à la fois dérive poétique, scénario post-apocalyptique, essai économico-philosophique, traité sur l’histoire coloniale, huis-clos familial... Un montage jouant de tous les ressorts du sampling et du recyclage, affirmant résolument son appartenance à l’époque contemporaine, celle où tout « est parti à vau-l’eau ».
Le chaos d’un « déluge de matériaux » emporte un marché complètement dérégulé, mais aussi une ribambelle d’autres protagonistes. Parmi les flottants, on rencontre « différentes définitions du sujet contemporain », « des marchés intérieurs et des marchés d’investissements », le « club de la main invisible » en costumes trois-pièces, une jeune femme expulsée faute d’avoir pu payer son loyer, un kamikaze préparant un attentat avec une bombe artisanale….Ce fleuve entrechoquant références, figures et citations hétéroclites s’intercale entre deux type de scènes, embrassant cent ans de capitalisme.
Le jeune architecte allemand Felix Nachtigal se rend en 1890 à Manaos au Brésil, où il s’apprête à construire le premier opéra de la forêt amazonienne. Un projet rendu possible grâce au marché alors florissant du caoutchouc, extrait de la même forêt amazonienne avec des conséquences dévastatrices sur la population indigène. Autre élément sur la table de montage, une constellation familiale composée d’un père, d’une mère, d’une fille, d’un grand-père et d’une grand-mère. Le père tient un garage, il est l’un de ces auto-entrepreneurs qui ont suivi les promesses de l’économie libérale et paie le prix fort de son indépendance, sa famille étant ruinée par ses dettes.
La liberté du marché
De 1890 à 1993, ces deux moments donnent à voir la naissance de l’impérialisme libéral et sa débâcle. Ce qui les lie, c’est l’image du caoutchouc et du latex qui en est dérivé, dont l’élasticité figure des conditions de travail toujours plus flexibles, aussi extensibles que la sève de l’hévéa qui s’étend et impose son règne à l’ensemble de la planète.
En tant que traductrice, j’ai été confrontée à de nombreux défis par ce texte. J’aimerais m’arrêter sur les questions de terminologie qui concernent directement la langue du capitalisme. Tout comme la notion de flexibilité, donnant lieu à une prodigieuse inventivité métaphorique, la rhétorique libérale concernant la « liberté » du marché est au cœur de la pièce.
« La liberté est d’une élasticité aussi belle que notre caoutchouc nouveau le marché est libre personne n’oblige à acheter ou à vendre tout sans exception s’accomplit au nom du libre-arbitre ».
L’aliénation du père tient en grande-partie à l’intériorisation de cette idéologie. Fier de ne plus être un salarié, il devient un « indépendant », « autonome », « ein freier Mechaniker ». Un mécanicien libre? Dans la langue allemande, la cannibalisation de la notion de liberté par l'idéologie capitaliste est rendue manifeste par l’application de ce vocable à des personnes privées de la moindre protection sociale. La liberté résiderait ainsi dans l’assouplissement d’entraves contractuelles ou salariales. Si le système suisse affiche un statut d’indépendant similaire à celui ayant cours en Allemagne, l’équivalent en France serait plutôt celui de l’ « auto-entrepreneur », introduit en 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le déplacement sémantique opéré en passant du « mécanicien libre et indépendant » à « l’auto-entrepreneur » rend visibles les implicites de la langue économique, qui sont au cœur des enjeux politiques européens sur la flexibilisation du marché.
La fille du père garagiste est danseuse. Incarnation du précariat produit par l’industrie culturelle, elle souffre des conditions de travail lié à son statut dit « libre ». Elle refuse de danser sur « une base forfaitaire » et « déclare forfait ». Son entrée dans la profession, elle a dû la « querfinanzieren », un mot décliné et répété jusqu’à l’épuisement. Trouver des financements en marge ou en parallèle ? Par la tangente ou par la bande ? Ou plutôt jobber, vivoter, galérer, se débrouiller - comme me suggère une amie traductrice ?
Finalement, j’opte pour une solution en deux étapes, fondée sur allitération entre « mi-temps » et « intermittent » :
« ses études financées par des mi-temps une entrée dans la profession financée par des mi-temps tous les workshops non-rémunérés auprès de chorégraphes renommés financés par les mi-temps l’appartement financé par les mi-temps toute sa vie au final un calcul intermittent des ambitions et des opportunités intermittentes son corps une seule posture intermittente il lui reste encore quatre tout au plus six années de financement intermittent »
La traduction évoque ainsi un statut propre au système français, celui de la travailleuse culturelle intermittente, protégée et aliénée d’une autre façon que le père auto-entrepreneur. Au-delà du simple jeu de langage, la traduction révèle ici à quel point les mots que nous utilisons sont pris dans les décalages entre discours économiques et réalités sociales. Traduire implique toujours de faire coexister des contextes incommensurables, que l’on ne peut se contenter de transférer d’un pays à l’autre. N’en déplaise aux technocrates européens…
« La réalité : un bain moussant d’argent liquide »
J’avais commencé à traduire submerger le paradis de Thomas Köck alors que le monde n’avait pas encore les mêmes contours qu’aujourd’hui. Nous ne portions pas de masques dans les rues et pouvions librement rendre visite à nos grands-parents, dans la mesure où ceux-ci ne vivaient pas dans un pays en guerre. Nous allions au théâtre et au cinéma, dans des bars et des restaurants. Nous étions enfumés par les innombrables promesses des galeries commerciales à l’approche de Noël et quêtions la transcendance dans des clubs enfumés le reste de l’année. C’est ce monde de frénésie commerciale et d’irresponsabilité multinationale que Thomas Köck mène savamment au déluge, une noyade apocalyptique emmenant avec elle les promesses de l’économie de marché.
Ce qui est emporté dans la pièce, c’est « l’âge d’or » : l’euphorie des années quatre-vingt-dix. La joie de consommer de façon illimitée regrettée par une grande partie de la population actuelle, s’émouvant d’avantage de la fermeture des commerces que de la limitation des libertés ou de la disparition de la culture.
Parmi les nombreuses images surnageant dans submerger le paradis, il y a celle de la section Ebola d’une clinique, dont les patients décèdent des suites de l’affairement causé par la visite de représentants politiques. Il y a quelques jours, j’ai entendu le conseiller fédéral Ueli Maurer expliquer à la radio que les morts du Covid font partie d’un calcul de bénéfices-risques savamment calculé. Sans que personne n’ose l’énoncer ouvertement, tous ont bien compris que « Sauvez le capitalisme » est le slogan qui s’est substitué au « Sauvez des vies » du printemps dernier.
« le marché fuite sévèrement il se vide
soulèvement les
flots accélèrent tourbillon ce marché
en pleine expansion il
fait ce qu’il veut pareil à dieu »
Chez Thomas Köck, ne subsistent que fragments d’images, débris de sens, échos de citations, résidus d’un marché monstrueux englouti par les flots. Aujourd’hui que le marché déferle sur nos têtes avec toute sa violence, nous sommes nombreux à rêver du jour où les flots l’emporteront. A moins que nous ne vivions déjà dans cette époque. Que la catastrophe ne soit derrière nous et toujours encore à venir. Que nous ne nagions en pleine apocalypse.
Biographie
Marina Skalova est écrivaine et traductrice de l'allemand et du russe, avec une passion pour la poésie et le théâtre. Ses traductions sont parues en revues littéraires et anthologies, ont été jouées sur scène et/ou sont représentées par l’Arche éditeur. Elle a également publié cinq livres, dont Atemnot (Souffle court) (Cheyne, 2016), Exploration du flux (Seuil, Fiction & cie, 2018) et La chute des comètes et des cosmonautes (L'Arche, 2019). Elle vit à Genève.
Le séjour de Marina Skalova au Collège de traducteurs Looren a été rendu possible par le fonds de mobilité Elmar Tophoven et par le programme Villégiature Looren. L’œuvre de Thomas Köck est représentée par l’Arche éditeur et Agence théâtrale.
Portrait Marina Skalova : Janine Messerli, Collège de traducteurs Looren
Photo paradies fluten (Burgtheater Wien): Georg Soulek