21 February 2018 – Interview

«La traduction est une manière de développer un rapport intime avec un texte.»

Elisa Crabeil, 26 ans, (à gauche) traductrice à Rennes et Julie Tirard, 27 ans, auteure et traductrice à Berlin.

Julie Tirard, de Berlin, et Elisa Crabeil, de Rennes, participent au Programme Goldschmidt pour jeunes traducteurs littéraires. Elles ont résidé au Collège de traducteurs Looren en janvier, avec huit autres traductrices et traducteurs d’Allemagne, de Suisse et de France. Toutes et tous ont eu l’occasion de proposer leur propre projet lors de visites aux éditeurs suisses.

Julie, que traduis-tu ? Et qu’est-ce qui te plaît dans ce livre ?
Julie : Je traduis une biographie de Simone de Beauvoir écrite par Julia Korbik et qui s’intitule : Oh, Simone! Warum wir Beauvoir wiederentdecken sollten. L’occasion de découvrir et redécouvrir Simone de Beauvoir, écrivaine, philosophe et féministe que l’on croit connaître en France, alors qu’on ne l’a généralement jamais lue. L’auteure, Julia Korbik, est une jeune journaliste qui propose dans ce livre un style très frais et dynamique. En lisant cette biographie, on s’étonne de la vie de Simone de Beauvoir, si indépendante. On remet en question beaucoup de ce qu’on croyait savoir sur elle. Par exemple, c’est elle qui a refusé à plusieurs reprises d’épouser Sartre parce qu’elle voulait rester libre. C’était une vraie inspiration pour les femmes de son époque. Elle devrait l’être pour nous aussi.

Comment as-tu  trouvé ce livre ?
Julie : Je connais l’auteure, qui fait partie du conseil d’administration de Café Babel, un magazine européen. L’auteure écrit des articles pour ce magazine, moi aussi, j’en écris et j’en traduis. Je suis moi-même engagée dans les milieux féministes et je suis son travail de près.

Elisa : Je traduis une auteure suisse, Julia Weber, dont le livre s’intitule Immer ist alles schön. Je ne sais pas encore si je vais pouvoir faire cette traduction, les droits risquent d'être vendus prochainement, mais c'est un livre qui m'a beaucoup plu. J’aime les livres dans lesquels on entend une voix, par exemple ici la très belle voix de la jeune fille, Anaïs. C’est sensible, drôle et intelligent. Le livre aborde aussi des questions de fond et de société.

«Se retrouver à la table d’un éditeur qui nous parle de ses livres, de son métier, et nous écoute parler de nos projets – c’est magique.»


Que vous a apporté le Programme Goldschmidt jusqu’à maintenant ?

Julie : Le plaisir de partager le quotidien avec d’autres traducteurs bilingues. On passe notre temps à changer de langue, je trouve ça extraordinaire. Le plaisir aussi de partager nos doutes et nos questions avec des gens qui font le même métier, un métier solitaire. Jusqu’à présent les maisons d’édition étaient abstraites pour moi. On ne communiquait que par des courriers anonymes. Ce qui m’a le plus impressionnée : Se retrouver à la table d’un éditeur qui nous parle de ses livres, de son métier, et nous écoute parler de nos projets – c’est magique. En tant que jeunes traducteurs, nous avions un peu peur de présenter nos livres. Mais nous avons rencontré beaucoup d’éditeurs, qui nous ont écoutés comme des professionnels.   

Dans le cadre du Programme vous essayez de vendre votre projet. Comment ça se passe ?
Julie : Le premier jour du Programme, nos mentors, Stéphanie Lux et Patricia Klobusiczky, nous ont aidés à améliorer notre projet, et ensuite nous l’avons présenté aux éditeurs pendant trois jours. Anna Schlossbauer, de Pro Helvetia, nous a soutenus en leur expliquant qu’on n’avait pas encore de contrat et qu’on était à la recherche d’éditeurs intéressées. Stéphanie Lux nous avait incités à être brefs et efficaces, ce que nous avons fait. Les éditeurs ont sûrement apprécié que chacun aille très vite au cœur du livre. La plupart des éditeurs nous ont proposé de leur envoyer un extrait de notre traduction.   

Quelle a été votre impression des éditeurs suisses ?
Elisa : Bonne. Tout le monde nous a reçus avec beaucoup de gentillesse et d’écoute. Anna Schlossbauer a sélectionné un panel divers : à la fois de grands éditeurs comme Diogenes et de petits éditeurs indépendants. Nous avons eu une bonne vision d’ensemble du secteur suisse en quatre jours.
Julie : J’ai été impressionnée par le fait que beaucoup de maisons ont dit vouloir soutenir de jeunes auteurs suisses. Cela m’a donné envie de découvrir davantage la littérature suisse.   

Comment se déroule la suite du Programme ?
Julie : On va partir tous ensemble à Berlin, où chacun sera logé séparément. Pendant la journée, on travaillera au Literarisches Colloquium Berlin avec nos mentors. Puis on partira deux jours à Francfort, puis à Arles, où l’on sera logés au CITL, au Collège International de Traducteurs Littéraires, pendant trois semaines. Et pour finir une semaine à Paris, pour visiter des maisons d’édition.
Elisa : À Berlin et Arles, on travaillera en groupe le matin, et en tandems l’après-midi. Chaque jour, un tandem différent travaillera sous la direction de la tutrice. On a formé des tandems franco-allemands. Le programme dure dix semaines en tout, c’est ce qu’il faut. Il vise à présenter un maximum d’opportunités et de personnes aux traducteurs. Et on a beaucoup à offrir aux uns et aux autres.

Que signifie la traduction pour vous ?
Julie : Personnellement, j’adore le challenge : on doit arriver à traduire le sens tout en gardant les sonorités. Par exemple, si l’auteur nous dit qu’il est assis sur un banc et mange une banane, il a peut-être choisi la banane à cause de l’allitération en B. Il faut trouver la même chose en allemand. Si ça ne marche pas, on se demande si on choisit plutôt le son ou plutôt le sens. On se triture les méninges, c’est ce qui me plaît.  
Elisa : C’est une manière de développer un rapport intime et privilégié avec un texte. Je viens d’une formation théorique en littérature, et je me rends compte que la traduction est plus intime. On a un rapport presque amoureux avec le texte. On donne quelque chose de soi, avec toute son expérience du monde.
Julie : On est tombé amoureux d’un texte et on permet de le diffuser à des milliers de personnes. On a une fonction de passeur, j’aime bien ce rôle.
Elisa : Oui, on a un rôle de passeur, mais pas seulement. C’est aussi une expérience qui transforme. Une expérience unique.
Julie :  On dit souvent qu’avec la traduction on perd quelque chose, mais peut-être que nous on gagne quelque chose en tant que traducteur. 


Entretien et photos : Janine Messerli, transcription : Barbara Fontaine

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