17 June 2021 – Interview

« Traduire la correspondance, c’est une façon extraordinaire de cheminer avec un auteur. »

« Ce qui est fascinant chez Glauser, c’est sa polyphonie et sa capacité à adapter son style au destinataire. »
« Ce qui est fascinant chez Glauser, c’est sa polyphonie et sa capacité à adapter son style au destinataire. »

Le recueil de correspondance de Friedrich Glauser « Chacun cherche son paradis… » vient d’être publié dans la traduction de Lionel Felchlin. Traduites pour la première fois en français, les lettres de Glauser donnent un aperçu de sa vie très turbulente entre son travail d’écrivain, sa mise sous tutelle et son addiction à la morphine. Lionel Felchlin a terminé son travail sur ce recueil exceptionnel pendant un séjour au Collège de traducteurs Looren. Il nous a accordé une interview.


Tu es non seulement le traducteur mais aussi le coéditeur de cette publication. Comment cela s’est-il produit ?

En rendant, il y a plusieurs années, le manuscrit du livre Glauser de Hannes Binder, qui est un recueil d’histoires de et sur Friedrich Glauser, j’ai proposé aux éditions d’en bas de travailler sur un pan de l’œuvre de Glauser qui est inédit en français, la correspondance. Jean Richard s’est montré enthousiaste. J’ai donc demandé à Christa Baumberger, grande spécialiste de Glauser, si elle avait envie de se lancer dans un tel projet. La correspondance entière existe déjà en allemand, en trois volumes. Dès le départ, il était évident que nous devions nous concentrer sur un choix de lettres. Au fil des discussions et du travail, l’idée a germé de livrer une vue d’ensemble chronologique avec un grand nombre de correspondants pour faire découvrir les multiples facettes de l’auteur, avec un accent particulier sur la relation de Glauser avec la France, sa langue et sa littérature. 

L’idée de la publication en français est donc née avant «Jeder sucht sein Paradies…» en allemand ?

Christa a déniché des lettres inédites et, dans les archives, les rapports du tuteur et une quantité de documents officiels. Avec tous ces inédits et ces trouvailles, nous nous sommes dit qu’un tel volume peut aussi être une plus-value pour les lecteurs germanophones. Limmat Verlag a rapidement accepté le projet. Et voilà deux livres qui sont parus presque simultanément. 

Est-ce que le choix de lettres était le même pour les deux langues ?

Il n'y a pas exactement les mêmes lettres en raison des publics cibles – d’un côté, un public germanophone qui connaissait déjà les lettres de Glauser et qui découvre l’aspect administratif de sa vie et, d’un autre, un public francophone qui ne connaissait que les romans de l’auteur et qui découvre que Glauser était francophile et un épistolier hors pair. Le livre a beaucoup évolué au fil des années pour prendre finalement cette forme, avec tous ces documents, notes d’entretien, rapports et illustrations, grâce notamment à ce travail de coédition. Et le résultat me plaît énormément !

Glauser grandit bilingue et, dans sa jeunesse, rédige également des textes en français. Est-ce que le style français de l’auteur a été une source d’inspiration pour la traduction ?

Glauser a écrit ses premiers textes littéraires en français dans sa jeunesse. Mais l’allemand est rapidement devenu sa langue littéraire. Il a toutefois entretenu des affinités particulières avec la langue française tout au long de sa vie. Ces premiers textes n’étaient pas d’un grand secours pour mon travail. En revanche, Glauser correspondait en français avec son père et sa belle-mère. Nous avons retrouvé ces lettres originales et inédites dans les archives et les avons intégrées dans notre corpus, en corrigeant tout au plus quelques coquilles. C’était vraiment émouvant et passionnant de découvrir la voix originale de Glauser en français. Et ces lettres ont sans doute été une source d’inspiration pour mon travail, même s’il n’écrivait pas de la même manière à son père ou à ses amis, et sans doute pas de la même manière en allemand ou en français.

Le livre contient aussi des illustrations de Hannes Binder, qui a déjà beaucoup travaillé sur Glauser.

Je connais bien le travail de Hannes Binder sur Glauser depuis que j’ai traduit son recueil Glauser. Et je suis fan ! Dès le début, nous voulions associer Binder à ce projet de correspondance, et il a accepté de créer des œuvres originales juste pour ce volume. 

Lettres d’amour, notes d’entretien, rapports sur des séjours en psychiatrie ; dans ce recueil, le lecteur est très proche de la vie privée de l’écrivain. Comment était-ce pour toi de traduire ces textes ?

Traduire la correspondance d’un auteur est un acte très intime. C’est intimidant de prime abord, on se demande de quel droit on le suit dans les méandres de sa vie. Mais c’est surtout très enrichissant, passionnant et bouleversant. C’est une façon extraordinaire de cheminer avec un auteur. Quelle chance ! J’ai beaucoup appris sur son époque, notamment sur l’internement administratif et son côté implacable. Et, surtout, on découvre l’atelier de l’écrivain : c’est dans ses lettres qu’il parle de ses projets d’écriture, de ses lectures, de ses envies littéraires, de ses expérimentations. C’est fantastique et essentiel pour comprendre son œuvre et son cheminement littéraire.

Peux-tu nous en dire plus sur le style des lettres ?

Ce qui est fascinant chez Glauser, c’est sa polyphonie et sa capacité à adapter son style au destinataire. Entre les effusions de langage et les néologismes fantasques dans ses lettres amoureuses, un style fantaisiste et la poésie dans ses lettres à son amie Martha Ringier, la rigueur administrative (en partie seulement) dans ses lettres au tuteur… le ton change chaque fois et le style aussi. 

Alors un grand défi de traduction ?

Trouver le ton juste dans chaque lettre a sans doute été le plus difficile. Les formules épistolaires sont un autre défi, car Glauser est très créatif à cet égard et il faut aussi l’être en français, sans exagérer ! Enfin, la polyphonie et la pluralité des langues sont constitutives de sa correspondance : les lettres, en plus de nombreuses touches dialectales, foisonnent de tournures et d’insertions d’expressions françaises, ce qui ne facilite pas la tâche du traducteur !

Peux-tu nous donner des exemples de cette polyphonie de l’auteur ?

On trouve notamment des phrases qui passent sans détour d’une langue à l’autre, comme « Warum sollte man eigentlich nicht voleter d’un sujet à l’autre ? ». En pareils cas, j’ai ajouté un astérisque à l’expression en italique pour signaler que l’expression est en français dans l’original, comme cela se fait d’habitude.

Dans le deuxième exemple, Glauser insère une construction dialectale, du français et même du turc…


«Ja, wir Geschäftsmänner! Es ist nichts Anstößiges in dem Roman, il peut être mis entre toutes les mains, mais les jeunes filles en fleurs werden nicht auf ihre Rechnung kommen, denn kein Graf tut heiraten ein Ladenmädchen, und kein Flieger tut abstürzen und sich retten in die Arme seiner Barut, pardon Braut. Ach, maman Marthe, es ist gut, daß Sie auf der Welt sind, ich kann da hin und wieder mal brieflich das Kalb machen, und das tut so wohl.»

« Oui, nous autres commerçants ! Il n’y a rien de choquant dans le roman, il peut être mis entre toutes les mains, mais les jeunes filles en fleurs* n’y trouveront pas leur compte, car aucun comte ne va épouser une petite vendeuse, aucun pilote ne va s’écraser et se sauver dans les bras de sa fiance, pardon* fiancée. Ah, maman Marthe*, c’est une bonne chose que vous soyez de ce monde, je peux faire de temps à autre le guignol par écrit et ça fait du bien. »


Glauser fait exprès d’utiliser des tournures dialectales, ici (tut heiraten, tut abstürzen) dans une volonté sans doute ironique. Il est impossible de les rendre sur le même plan. J’ai choisi va épouser et va s’écraser, qui sont dans un registre un peu familier, peut-être, mais c’est difficile de rendre le même effet. La question de la traduction du dialecte a toujours été épineuse et il n’y a pas de solution toute faite. 

Par ailleurs, quand il n’est pas possible de rendre un effet dans la traduction, et ce n’est pas un phénomène isolé, le traducteur peut souvent procéder à une compensation. S’il est difficile de rendre le jeu de mots Barut – Braut (je crois que Barut signifie « poudre à canon » en turc. Glauser aime intégrer parfois des mots turcs ou arabes, même si le seul sens ici est sonore) – ma solution fiance – fiancée n’est sans doute pas parfaite, j’ai pu compenser le jeu de mots avec l’homophonie compte / comte. C’est toujours une recherche d’équilibre et un savant dosage.

Friedrich Glauser est probablement un des auteurs suisses-allemands les plus célèbres du XXsiècle. Comment se présente sa réception en Suisse romande ? 

Malheureusement, Glauser est beaucoup moins célèbre en Suisse romande. On connaît surtout ses romans policiers et peut-être son grand roman sur la Légion étrangère, Gourrama. Sans oublier Le Thé des trois vieilles dames, un roman (policier) qui se déroule à Genève ! Quelques nouvelles ont été traduites – il existe plusieurs recueils à l’Âge d’Homme ou au Promeneur –, mais il en reste encore beaucoup qui sont inédites en français !

J’en conclus que tu continueras de le traduire ? Y a-t-il déjà des projets à l’horizon ?

C’est un auteur qui va encore m’accompagner quelques années. Et j’en suis ravi ! J’ai traduit une nouvelle, La disparue, qui vient de paraître à l’OSL, l’Œuvre suisse des lectures pour la jeunesse, et les éditions d’en bas vont publier un recueil de nouvelles. Christa et moi allons sans doute faire un choix qui fera écho à la correspondance, mais c’est de la musique d’avenir, car je dois d’abord finir une nouvelle traduction du roman Henri le Vert de Gottfried Keller… 

Né en 1980, Lionel Felchlin concilie traduction, vie de famille et vie d’orchestre. Il a participé au programme franco-allemand Georges-Arthur Goldschmidt pour jeunes traducteurs littéraires en 2013 et à la promotion 2015-2016 de l’École de traduction littéraire du CNL à Paris. Il traduit notamment Gottfried Keller, Friedrich Glauser, Peter von Matt, Reto Hänny, Peter Stamm, Gertrud Leutenegger et Lukas Bärfuss.


Interview: Steven Wyss, Collège de traducteurs Looren

Photo: Friedrich Glauser à Ascona 1919, probablement photographié par Robert Binswanger, Limmat Verlag 

Portrait: Moreno Gardenghi


Oeuvres citées: 

  • « Chacun cherche son Paradis...», Friedrich Glauser, Editions d'en bas 2021
  • «Jeder sucht sein Paradies...», Friedrich Glauser, Limmat Verlag 2021
  • Glauser, Hannes Binder, Editions d'en bas 2015
  • La disparue, Friedrich Glauser, OSL 2021

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