Une collaboration fructueuse pour les deux parties
Quels sont les obstacles à la traduction d’une bande dessinée? La jeune traductrice Solène Chardon traduit d’américain en français, avec le soutien de sa mentore Nathalie Sinagra-Decorvet, une bande dessinée Marvel : The Unbelievable Gwenpool. Les deux traductrices ont travaillé intensivement pendant une semaine, dans le cadre de ce premier mentorat proposé par le Collège de traducteurs Looren et l’université de Genève.
Solène, tu as postulé pour un mentorat de traduction avec la bande dessinée américaine The Unbelievable Gwenpool de Marvel Comics. En quoi cette bande dessinée est-elle un projet de traduction intéressant ?
Solène : The Unbelievable Gwenpool est une bande dessinée de super-héros des éditions Marvel, qui raconte l’histoire de Gwen Poole, une jeune fille lectrice de bandes dessinées qui se retrouve plongée dans l’univers de ses lectures. C’est un personnage qui a conscience d’être dans une œuvre de fiction, et elle est à la fois la protagoniste et la spectatrice de ses propres aventures. Il lui arrive donc de casser l’illusion narrative de l’histoire, en parlant aux lecteurs ou en sautant d’une case à l’autre sur la page : c’est ce qui rend, selon moi, son histoire intéressante à traduire. En effet, le traducteur doit percevoir et traduire correctement les deux niveaux de narration présents dans l’histoire : ce qu’il se passe au sein de la fiction, entre les différents personnages, et ce qui dépasse le cadre de l’histoire, comme par exemple les blagues que Gwenpool va faire pour les lecteurs, mais qui ne seront pas comprises par les autres personnages de l’histoire.
En quoi la culture de la bande dessinée américaine diffère-t-elle de la culture française ? Y a-t-il des exemples où la transposition du contexte culturel représente un défi particulier ?
Solène : Dans l’exemple précis de The Unbelievable Gwenpool, qui est une bande dessinée de super-héros, il y a beaucoup de références culturelles propres à l’univers fictif des éditions Marvel (le « Marvel Universe »). En tant que traducteur, on peut se demander si ces références seront correctement comprises par un lecteur francophone, et éventuellement envisager de les modifier, même s’il est toujours préférable de les conserver.
L’original anglais nécessite généralement moins de texte que la traduction française. Pourtant, les bulles d’une bande dessinée doivent sans doute garder la même taille. Comment résout-on ce problème ?
Solène : Il faut procéder au cas-par-cas, voir quelles sont les informations les plus importantes à conserver, et essayer de limiter au maximum les pertes. Mais en effet, cela pose beaucoup de problèmes ! Il n’y a pas de solution miracle, il faut bien analyser le texte d’origine et essayer de rendre le même effet dans la traduction.
En quoi la langue de la bande dessinée est-elle spécifique ? Comment traduit-on des onomatopées aussi expressives que « gulp » ou « aargh » ?
Solène : Finalement, traduire les onomatopées comme « gulp » ou « aargh » n’est pas le plus dur, parce que celles-ci ont souvent un équivalent dans l’autre langue. Mais par contre, il est difficile de rendre un langage oral à l’écrit, tout en conservant le registre de langue utilisé par le personnage. Il faut bien identifier le personnage pour savoir comment celui-ci s’exprimera dans la langue-cible en fonction de son âge, de son statut social, de son humeur, etc.
« Il faut bien identifier le personnage pour savoir comment celui-ci s’exprimera dans la langue-cible en fonction de son âge, de son statut social, de son humeur, etc. »
Solène, les bandes dessinées américaines sont-elles populaires en France et en Suisse romande? Dans quel pays et à quel éditeur vas-tu proposer ta traduction ?
Solène : En France, les bandes dessinées de super-héros sont populaires, mais surtout pour les personnages les plus connus comme Spider-Man, Batman, etc., car ce sont des personnages qui ont été popularisés par des adaptations en film / en série. Les héros plus secondaires, comme Gwenpool, sont moins connus et donc moins souvent traduits en français. Je vais proposer ma traduction aux éditeurs qui ont l’habitude de publier les bandes dessinées Marvel en France et en Europe, et j’espère qu’ils seront intéressés par mon projet !
Nathalie, vous résidez et travaillez toutes les deux au Collège de traducteurs Looren pendant une semaine. A quoi ressemble concrètement la collaboration au sein d’un tel mentorat ?
Nathalie : Solène traduit d'abord de son côté (elle avait déjà traduit une partie avant de venir à Looren) et nous discutons ensuite des difficultés rencontrées. Ensemble nous essayons de trouver une solution aux cas les plus problématiques. Les repas sont aussi l'occasion de discuter de la traduction et du métier de façon plus générale, de donner des conseils et de faire part de notre expérience.
Comment es-tu devenue mentore pour ce projet?
Nathalie : J'ai été contactée par Florence Widmer (du Collège de traducteurs Looren) en tant que spécialiste de traduction de bandes dessinées. Quand j'ai pris connaissance du projet, j'ai été tout de suite séduite.
Solène, que t’a apporté ce projet de mentorat?
Solène : Pour moi, ce projet, c’est avant tout l’opportunité de travailler sur la traduction d’une œuvre littéraire dans sa totalité, avec l’aide d’une professionnelle spécialisée dans la traduction de bandes dessinées. Traduire une bande dessinée est un exercice bien plus difficile que l’on croit, et j’ai beaucoup de chance d’avoir eu l’occasion de travailler avec Nathalie sur ce projet : j’ai pu découvrir ce domaine de la traduction en étant guidée par son expertise, et j’ai beaucoup progressé grâce à ses conseils.
Qu’est-ce qui fait une bonne mentore?
Solène : Je pense que le plus important est d’avoir un mentor disponible, que l’on peut contacter lorsque l’on rencontre un problème de traduction ou simplement lorsque l’on veut avoir son avis de professionnel. En tant que novice, on a aussi beaucoup de questions à propos des perspectives professionnelles, et j’ai beaucoup apprécié de pouvoir discuter librement avec Nathalie de son quotidien en tant que traductrice de bande dessinées.
Nathalie : Je dirais que le plus important est la passion pour la traduction, l'envie de transmettre cette passion.
« Je dirais que le plus important est la passion pour la traduction, l'envie de transmettre cette passion. »
Nathalie, cette collaboration t’a-t-elle aussi apporté quelque chose ? Si oui, quoi ?
Oui, car je n'avais jamais traduit de comics américains. J'ai découvert un nouveau monde, un nouveau langage, de nouvelles références culturelles. Solène est très calée dans ce domaine. Et puis sa perception du langage est aussi un peu différente de la mienne en raison de la différence de génération et cela apporte de la fraîcheur à la traduction. Cette collaboration était très enrichissante.
Solène, tu étudies la traduction spécialisée et il s’agit là de ta première traduction littéraire d’ampleur. Procèdes-tu différemment que pour une traduction spécialisée ?
Bien entendu, traduire une œuvre en entier est un exercice très différent de ce que l’on fait en cours habituellement, où l’on ne traduit la plupart du temps qu’un extrait. Il faut prendre en compte beaucoup plus de choses, et il faut beaucoup anticiper la suite de l’œuvre, pour que la traduction que l’on a choisie ne cause pas de problèmes par la suite. Par exemple, pour The Unbelievable Gwenpool, qui est une série en plusieurs tomes, j’ai dû parfois aller vérifier dans les tomes d’après s’il y avait des références, des flashbacks ou des échos du début, et tenir compte de cela pour la traduction.
Y a-t-il autre chose d’important que les lectrices devraient savoir sur le sujet ?
Nathalie : C'est une magnifique expérience que je recommande à tous les étudiants motivés qui ont envie de se lancer dans la traduction littéraire. Cela donne un aperçu concret de ce qu'est le travail du traducteur littéraire. En effet, en classe les étudiants ont rarement la possibilité de traduire un ouvrage complet. De plus, les rencontres avec des traducteurs chevronnés au sein du collège de Looren sont un magnifique atout.
Solène Chardon (à gauche) avec sa mentore Nathalie Sinagra-Decorvet.
Données biographiques:
Nathalie Sinagra est traductrice littéraire depuis 2005. A ce jour, elle a traduit environ une trentaine de bandes dessinées, ainsi que des romans jeunesse, depuis l'anglais, l'italien et l'espagnol vers le français pour des éditeurs suisses. En 2014, elle a soutenu sa thèse de doctorat sur la traduction des bandes dessinées au sein de la Faculté de Traduction et d'interprétation de Genève. Actuellement elle y enseigne la traduction de l'italien vers le français.
Solène Chardon est étudiante en deuxième année de Maîtrise à la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’université de Genève. Elle traduit de l’anglais et de l’espagnol vers le français et souhaiterait s’orienter vers la traduction littéraire après ses études.
Interview et photos: Janine Messerli
Mentorat pour traductrices en herbe
Dans le cadre de son soutien aux traducteurs en herbe, le Collège de traducteurs Looren propose pour la première fois, durant le semestre d’automne 2018, deux mentorats à des étudiant(e)s intéressé(e)s du master MATS (Maîtrise en traduction spécialisée) de l’université de Genève.
Les étudiantes de la Faculté de Traduction et d’Interprétation seront accompagnées par des traducteurs professionnels dans l’élaboration de leur première traduction littéraire. Ce mentorat d’un semestre comprend une semaine de travail au Collège de traducteurs Looren, durant laquelle mentors et étudiantes se consacrent intensivement à leur traduction. Les étudiantes font en même temps la connaissance des traducteurs en résidence, elles assistent aux manifestations publiques et ont droit à des conseils pratiques sur le métier.
Les mentors sont Patrick Hersant, traducteur littéraire anglais-français et maître de conférences à l’université Paris VIII-Saint-Denis, et Nathalie Sinagra-Decorvet, enseignante à la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’université de Genève.
Un projet organisé conjointement par la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’université de Genève et le Collège de traducteurs Looren, avec le soutien de la Fondation Pro Helvetia et de la Fondation Max Geilinger.