11 octobre 2022 – Entretien

«La profondeur des poèmes de Chessex m'a attirée au premier regard»

Comment vit-on de la traduction littéraire en Iran ? Maryam Khorassani, traductrice du français au persan, nous révèle quelques-uns des rouages de cet activité dans son pays natal où l’inflation et les a priori misogynes ne facilitent pas forcément la publication.

Comment êtes-vous devenue traductrice littéraire ?

Avant de me consacrer entièrement à la littérature, j’ai travaillé comme institutrice de français et ensuite en tant qu’interprète dans une usine de composants pour automobiles. On y fabriquait des joints d’étanchéité pour les voitures de Renault et Peugeot. A l’époque on en produisait beaucoup, mais maintenant plus, à cause de l’embargo des États-Unis et des pays européens. J’ai appris petit à petit les termes techniques francophones et je me suis initiée à la vie industrielle. Après cette expérience, j’ai poursuivi mes études de Lettres à Lyon et, de retour en Iran, je me suis lancée dans la traduction littéraire. 

Peut-on vivre de la traduction littéraire dans votre pays ? 

On ne peut pas vivre de la traduction littéraire en Iran, sauf si on arrive à traduire cinq livres ou plus par année. Par ailleurs, il y a beaucoup plus de traducteurs avec la combinaison français-persan qu’autrefois et la compétition est devenue très forte. Je connais des traducteurs iraniens célèbres qui dédient tout leur temps à cette activité et qui peuvent ainsi gagner leur vie. Certains se retirent dans un village et traduisent très vite. Or, moi je traduis en moyenne deux ouvrages par année et je ne voudrais pas accélérer ce rythme au détriment de la qualité.  

Comment décririez-vous la situation des femmes actives dans le domaine de la traduction littéraire en Iran ? 

Si vous voulez être tout à fait indépendante en tant que femme en Iran, la traduction ne suffit pas. Dans mon cas, je traduis surtout pour mon intérêt personnel. J’aime beaucoup être active, mais je ne gagne pas ou peu d’argent. C’est pourquoi j’enseigne aussi le français et j’envisage de faire autre chose, mais c’est compliqué. Quand vous êtes une femme mariée – moi ça fait déjà 35 ans – la division du travail veut que ce soient les hommes qui aient la suprématie sur le marché de l’emploi. Ils sont en charge des problèmes financiers et, quand un poste se libère, on préfère les employer eux. En fait, il y a une sorte de préjugé dans la mentalité des Iraniens. Par exemple, j’ai entendu un jour une femme dire dans une bibliothèque que les hommes traduisaient mieux que les femmes. Ça m’a choquée, mais c’est malheureusement une réalité que les livres traduits par des hommes se vendent beaucoup mieux en Iran.

S’agissant de la réception de la littérature francophone en Iran, peut-on parler d’un marché véritablement prospère ou le lectorat se fait-il rare ?  

On peut dire qu’il y a un bon marché dans l’ensemble, mais ce sont surtout les gens cultivés – les universitaires, les écrivains et les critiques littéraires – qui suivent la littérature française. Pour ma génération, elle l’emportait encore sur celle de langue anglaise, mais pour la nouvelle génération, c’est l’inverse. Je pense que cette dernière a conquis l’espace avec des œuvres et des adaptations cinématographiques comme Le Seigneur des Anneaux ou Harry Potter. Ce sont des productions qui focalisent l’action et créent des mondes imaginaires qui remplacent la réalité, alors que la littérature française est plus proche de la vie intérieure des personnages et du monde réel duquel les consommateurs semblent chercher à échapper. Elle est plus introspective et philosophique. 

Comment les maisons d’édition gèrent-elles leurs départements de littérature étrangère ?

En Iran, les éditeurs engagent des experts en langues pour diriger ces secteurs. Quand je signe un contrat, c’est par l’intermédiaire d’un de ces directeurs. En général, ils lisent des articles et des commentaires sur les livres qui ont remporté des prix littéraires importants. Ensuite, ils présentent une série d’ouvrages aux traducteurs comme moi – je travaille de façon indépendante – et nous proposent d’en traduire un ou plusieurs. Par exemple, lorsqu’une œuvre se vend bien, les éditeurs vont chercher à faire traduire les autres livres de l’écrivain en question.

Pouvez-vous aussi proposer vous-même des projets de traduction ?

Oui, lorsque vous avez une bonne renommée comme traducteur. Ça a été le cas pour le recueil de poèmes Les aveugles du seul regard de Jacques Chessex que je traduis actuellement. J’ai dit vouloir travailler sur ce texte qui a remporté le prix de Mallarmé et la maison d’édition a accepté, parce qu’elle me connaît et car elle est spécialisée dans la poésie. Néanmoins, le prix des livres a beaucoup augmenté en Iran. C’est devenu difficile pour les gens de s’en offrir et c’est pourquoi ils en achètent moins. Moi personnellement aussi. L’inflation est de plus de 200% et elle touche tout le monde. Je ne peux donc pas proposer n’importe quel texte. La maison d’édition veut être sûre que le livre se vendra bien, sinon elle ne donne pas suite à mon initiative. 

Qui prend en charge les coûts liés à la publication ? 

Lorsque c’est votre première traduction, l’éditeur avance avec précaution et il peut arriver qu’il vous demande d’investir un peu d’argent. En revanche, quand vous avez traduit beaucoup de livres qui ont été bien accueillis par le public, c’est différent. On vous fait confiance. Avec la situation économique actuelle, les éditeurs prennent moins de risques à publier. Par exemple, ça pourrait prendre des années jusqu’à ce ma traduction de Chessex paraisse. D’ailleurs, c’est seulement six mois après la publication qu’ils me verseront 12% du prix de la vente. 


Qu’est-ce qui vous a amenée à désirer travailler sur le recueil de poèmes de Jacques Chessex que vous traduisez actuellement ?

Il y avait une profondeur dans ses poèmes qui m’a intriguée et attirée au premier regard. J’ai fait de nombreuses recherches sur la littérature de la Suisse francophone. J’ai constaté que Chessex n’avait jamais été traduit au persan, alors qu’il a remporté de nombreux prix littéraires très prestigieux. Comme c’est un argument important pour les éditeurs, j’ai pensé qu’ils pourraient accepter mon projet. 

Si vous deviez convaincre votre lectorat iranien de s’intéresser aux contenus de ces poèmes, que leur diriez-vous ?

Dans l’ensemble, je peux dire que si vous vous intéressez à la religion, au fait que la vie est passagère et à la façon dont la mort d’un proche peut vous affecter – pour Chessex c’était surtout le suicide de son père –, c’est un livre qui devrait vous parler. Lorsque l’autre est vivant, on ne comprend pas l’influence qu’il exerce sur notre vie, mais quand il meurt, on le saisit peu à peu par son absence. Si vous voulez lire des poèmes profonds sur la beauté de la nature et du monde rural, sur la vie et surtout la mort, lisez ces poèmes. 

Comment les messages de ces textes seront-ils reçus sur le plan politique dans votre pays ?

Ça pourrait constituer un problème. Nous devons toujours faire attention au contenu des livres, en Iran. S’il y a trop d’éléments érotiques ou religieux – surtout chrétiens –, on ne peut pas se faire publier. Il y a tant de tabous que l’on se retrouve accablé. Par exemple, quand vous lisez l’ouvrage de Chessex, vous voyez qu’il y a un côté très blasphématoire que vous ne pouvez pas restituer trop ouvertement. En l’occurrence, le recueil devrait être publié, mais si Erchād, le ministère de la censure, cherche à changer le contenu des poèmes au détriment de l’original, je ne l’accepterai pas. Je vois de plus en plus de gens comme moi, surtout des femmes, qui ne font plus paraître leurs livres en Iran, mais par des éditeurs iraniens qui sont basés à l’étranger. Depuis un certain temps, j’envisage d’être moi aussi publiée plutôt dans un autre pays.


Cet entretien a eu lieu en août 2022, avant que les protestations émergent en Iran.

 

Maryam Khorassani – née en 1963 – est une traductrice littéraire d’origine iranienne qui traduit du français au persan. Après avoir étudié la langue et la littérature à l’Université Ferdowsi de Machhad, elle a enseigné le français durant une dizaine d’années. Elle a ensuite travaillé comme interprète dans une usine et s’est finalement dédiée à la traduction littéraire. Entre-temps, elle a porté au persan plusieurs œuvres centrales telles que Féder ou le mari d'argent de Stendhal et Les Secrets de la Princesse de Cadignan de Balzac. Séjournant au Collège de traducteurs Looren entre août et septembre de cette année, elle y a travaillé sur Les aveugles du seul regard, fameux recueil de poèmes de Jacques Chessex.

 

Interview et photos : Marie Demand, Collège de traducteurs Looren 

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