Faire parler les traductions. Quel regard offrir sur l’atelier du traducteur ?
Exposé d’Annette Kopetzki, traductrice littéraire. Dans le cadre du 9ème Symposium suisse des traductrices et traducteurs littéraires: Sous les feux de la rampe. Samedi 18 novembre 2017 au JULL Junges Literaturlabor, Zurich.
Sans traductions, pas de littérature universelle, pas moyen de lire des auteurs de langue étrangère. Ce fait, la plupart des lecteurs n’en prennent probablement conscience qu’au moment où ils cherchent dans une librairie une oeuvre de Shakespeare ou de Flaubert, de Dante ou de Dostoïevski, et que la libraire leur demande dans quelle traduction ils souhaitent la lire. Nous pouvons partir de cette première confrontation du lecteur avec la relativité des traductions pour parler de notre travail. Il s’agit là, disons-le d’emblée, de la question apparemment la plus simple, mais en réalité la plus difficile : qu’est-ce au fait qu’une traduction ?
Si les classiques ne cessent d’être retraduits et que la traduction la plus récente est souvent saluée comme plus exacte du point de vue philologique, plus moderne dans l’expression et plus habile stylistiquement parlant, il semble bien que les traductions vieillissent. Et s’il existe plusieurs traductions d’un roman, d’un poème ou d’une pièce de théâtre, la traduction est manifestement autre chose que l’original. Cela n’est pas aussi trivial qu’il y paraît. Car qu’est-ce qui la distingue de l’original ? Est-elle une interprétation de celui-ci, sa reproduction dans une autre langue ou un document de l’effet qu’il produit ? Elle est cela, et tout autre chose. Et nous voici déjà au coeur des paradoxes de la traduction littéraire. Mais ces questions nous aident précisément à expliquer ce que nous faisons quand nous traduisons et pourquoi traduire est un art exact.
Avant d’exposer comment les traducteurs peuvent faire comprendre au public leur travail créatif, je dois emprunter certaines choses à nos prédécesseurs, car je crois que certaines affirmations fondamentales sur la langue sont importantes si l’on veut comprendre ce qui fait de la traduction littéraire un travail artistique. On a parlé d’elle comme d’une « tâche sans fin », d’un « texte sans fin ». C’est que sont encore augmentés en elle les effets de ce qui caractérise la langue en général, mais tout particulièrement la langue esthétique de la littérature : la réalité ne nous est que transmise, donnée par la structure symbolique de la langue, et pour chacun de nous, chaque mot de la langue de tous les jours est déjà imprégné de nos propres expériences subjectives. La langue est le « général individuel ». Et la littérature crée au moyen de la langue une réalité propre, fictive. À cette imagination composée, chaque lecteur réagit différemment, chacun l’enrichit de ses propres représentations et, des années plus tard, il la relira avec d’autres yeux. C’est ainsi que naît ce large éventail de signification des textes littéraires, qui en rend l’interprétation possible et nécessaire.
La traduction, comme je l’ai dit, augmente le pouvoir créateur de la langue en général et de la langue littéraire en particulier. Car, étant donné que parler et comprendre sont des actes profondément individuels, et donc que les cultures, en tant qu’univers de vie façonnés par la langue, doivent se traduire mutuellement pour se comprendre, la traduction ne peut pas simplement exporter l’original, le refléter, le transposer, le décoder, pour ne reprendre que quelques-unes des métaphores qu’on utilise volontiers comme synonymes de traduire. Paradoxalement, c’est justement l’intraduisibilité au sens d’irremplaçabilité, de différence, d’écart entre les langues, qui fait de la traduction un art exact.
Je reviens à la question de savoir ce qu’est une traduction : si elle ne peut pas être une copie fidèle de l’original, est-elle alors son interprétation ou une expression de l’effet qu’il produit ? Toute traduction commence par une minutieuse interprétation sémantique et stylistique de l’original. Mais celle-ci n’est que l’échelle que le traducteur renverse dès qu’il est entré dans le texte. Dès ce moment, nous avons besoin de beaucoup de courage, d’une très vaste maîtrise de la langue maternelle, et devons faire de celle-ci un usage créatif. Les traducteurs doivent modeler leur lecture de l’original avec les mêmes moyens que ceux utilisés par l’auteur de l’original. Car, dans un texte littéraire, la matière exprimée ne peut pas être séparée de la manière, de la forme linguistique et stylistique de cette expression. Ce que le texte signifie, aucune paraphrase ne peut le saisir. Là est la limite de l’assimilation entre traduction et interprétation. La traduction n’explique pas l’original, elle est imitation, mimésis créatrice, identification.
Si nous comparons la traduction avec d’autres formes de traitement artistique, avec l’interprétation d’une partition par le musicien ou la mise en scène d’une pièce de théâtre, cela met en lumière ce qui la distingue en tant que pratique esthétique. Une traduction travaille dans le même médium artistique que son modèle. Pour elle, la fidélité à l’oeuvre signifie autre chose que pour l’interprétation d’une partition ou celle d’un texte dramatique. Alors que ces dernières peuvent aussi parfaitement prendre le contrepied de leur modèle, la traduction se conçoit comme une recréation de l’original, suivant les mêmes impératifs de forme. Mais ce qui est commun à toutes ces formes d’interprétation, c’est qu’elles génèrent une nouvelle oeuvre par appropriation créatrice. Cela crée un lien entre un original historiquement éloigné et l’horizon de compréhension du public d’aujourd’hui et, en tant que traduction, cela enrichit la littérature de textes venus d’autres cultures. Cela donne une nouvelle vie aux oeuvres originales, élargit l’éventail de leurs significations sans jamais l’épuiser. C’est en ce sens que la traduction est une expression de l’effet que produit l’original et que, « texte sans fin », elle en déploie en même temps le potentiel sémantique dans un processus qui ne s’achève jamais. De cette manière, les traductions agissent en retour sur l’original, car elles l’enrichissent de nouvelles significations. La traduction fait naître une nouvelle oeuvre d’art indépendante, c’est pourquoi la traductologie revendique pour elle le statut de genre littéraire.
Souvent, après une lecture publique, on demande au traducteur s’il a traduit plutôt fidèlement ou plutôt librement. Cette dichotomie est aussi vieille qu’indéracinable et fausse. Depuis l’alternative de Cicéron, transmettre soit comme un orateur soit comme un interprète, autrement dit, en mettant sa créativité au service de l’effet ou en restant fidèle à la lettre, la réflexion théorique sur la traduction s’est cantonnée dans des modèles duals : esprit ou lettre, imitation ou paraphrase, philologique ou poétique, donnant à ressentir le caractère étranger ou transposant dans sa propre culture, laide et fidèle ou belle et infidèle. Aucun traducteur ne recourrait à ces concepts grossiers pour décrire son travail. C’est ici que l’on voit à quel point la théorie s’est éloignée de la pratique. Car même les tentatives les plus récentes de la théorie de la traduction pour déterminer le degré d’équivalence entre original et traduction dans différentes typologies de la traduction ne parviennent pas à se débarrasser d’oppositions rigides : traduction sémantique versus communicative, documentaire versus instrumentale, actualisation versus historicisation. Il est étonnant de voir à quel point ces dualismes persistent. Pourtant, dès le début du XIXe siècle, on s’était rendu compte que la langue porte toujours l’empreinte de l’histoire et de la culture, et cette découverte avait conduit à tout comprendre comme une traduction et à concevoir le travail de traduction comme une manière active de mouvoir les deux langues, un élargissement créatif de la langue nationale. À cette époque, les théoriciens étaient plus proches de la pratique de la traduction. Pour Friedrich Schleiermacher, la traduction ne doit pas germaniser le caractère étranger de l’original, mais renvoyer à l’écart infranchissable entre les langues, les époques et les cultures, ce qui expose la langue de la traduction « à la critique de ne pas être spontanée et de se plier à une ressemblance étrangère ». Par-delà les siècles, la formule de Schleiermacher jette un pont entre la traduction en tant que « formation à la différence » et la définition la plus récente que les sciences humaines donnent de la traduction en tant que « représentation de cultures étrangères ».
Mais ce que l’on a perdu de vue depuis la poétique de la traduction des débuts du romantisme, c’est l’essence de la traduction littéraire en tant qu’activité artistique. Celui qui conçoit la traduction comme une « négociation des différences culturelles » dénie à la traduction sa nature d’oeuvre littéraire. Car les traducteurs doivent composer un texte qui habille la différence culturelle dans une forme donnée, autrement dit, opter pour une solution.
Cela semble banal, mais c’est l’une des plus grandes difficultés de la traduction, surtout lorsqu’il s’agit de textes de cultures lointaines avec des réalités qui n’ont pas d’équivalent dans notre langue. L’éventail des choses réelles est large, il va des usages, des mets et des jeux aux grades et aux institutions. Les traductions plus anciennes comprenaient un glossaire ; aujourd’hui, les choses réelles sont expliquées dans le texte traduit ou y sont reprises telles quelles. C’est ainsi que beaucoup sont entrées dans la langue allemande ou française : spleen, sauna, cappuccino... Il est récemment sorti un livre recueillant des mots intraduisibles du monde entier ; il illustre bien comment les particularités culturelles se manifestent dans la langue : en japonais, tsundoku signifie « garder un livre acheté sans le lire », pisan zapra est l’expression malaise pour « le temps qu’il faut pour manger une banane », gurfa désigne en arabe « la quantité d’eau que peut contenir une main ». Les efforts que déploie le traducteur pour permettre au lecteur allemand de saisir la culture étrangère de la façon la plus authentique possible sont parfois minés par les stratégies des éditeurs. « La littérature arabe traduite doit toujours expliquer la culture arabe », se plaignait une traductrice. Souvent, les clichés culturels s’affichent déjà sur la couverture du livre, pour répondre aux attentes supposées des lecteurs. Le contraire de cette auto-ethnicisation, le caractère étranger souligné précisément par des stéréotypes, est la « naturalisation », qui supprime tout simplement l’altérité culturelle. L’édition allemande de L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, traduit en 40 langues, montre deux femmes devant le Vésuve, sur la couverture de l’édition brésilienne, deux jeunes filles en minuscules bikinis s’ébattent sur la plage, et la traduction chinoise est illustrée par une beauté asiatique. Les traducteurs n’ont malheureusement aucune influence sur la couverture et sur le titre, cela aussi il faut souvent l’expliquer lors de lectures publiques.
Mais les traducteurs littéraires connaissent encore autre chose que la différence culturelle des textes. Le caractère étranger de la culture s’accompagne toujours d’une identité esthétique étrangère, le style individuel des textes littéraires, qui fait un usage bien à lui des conventions linguistiques et même les brise. Ce facteur esthétique est commun aux textes des cultures les plus diverses. Chaque oeuvre s’invente ses propres lois stylistiques. C’est pourquoi il n’existe pas pour la traduire de règles générales. Les traducteurs littéraires doivent sans cesse, pour chaque original, trouver de nouvelles stratégies particulières. Leurs solutions ne peuvent pas être systématisées en recettes miracles, mais seulement être illustrées et expliquées à l’aide d’exemples concrets tirés d’une oeuvre bien précise. « Il n’existe pas de méthode de la traduction (…), chaque méthode ne vaut que pour l’exemple qu’elle veut démontrer. » Cette affirmation essentielle sur la traduction littéraire est de l’angliciste et traducteur Klaus Reichert. Elle touche à l’aspect artistique de la traduction, et j’aimerais l’illustrer à l’aide d’une notion prisée des traducteurs et des théoriciens, mais qui est problématique : l’équivalence des effets.
Une traduction doit exercer sur ses lecteurs, autant que possible, le même effet que celui qu’avait en tête l’auteur de l’original. Mais alors qu’en théorie cette équivalence des effets est normative, autrement dit, comprise comme une consigne, pour les traducteurs, elle est plutôt un objectif utopique, une notion auxiliaire. Certes, nous connaissons le contexte culturel de l’original, mais nous ne pouvons que deviner l’effet que ce dernier a eu sur ses lecteurs. Et même cela serait une généralisation non admissible, car chaque lecteur l’aura reçu différemment. Et chaque traducteur aussi. C’est entre ces hypothèses relatives à l’effet du texte sur les lecteurs de l’original et sa propre lecture subjective que se meut le travail du traducteur. Rainer Kohlmayer, l’un des rares théoriciens à s’inspirer systématiquement des propos des traducteurs pour combler le vide esthétique de la théorie, parle à ce propos de « calcul de la réception » et d’« empathie ».
Lorsque les traducteurs décrivent comment ils ont construit une conception donnée pour leur traduction, ils se servent d’expressions qu’on ne retrouve dans aucune étude théorique : « entendre des voix », « sentir le rythme », « s’imprégner du registre stylistique du locuteur », « trouver le ton de l’oeuvre ». Traduire est une activité sensorielle. Sans empathie, elle échouerait. L’intuition et l’inspiration sont tout aussi importantes que les recherches les plus minutieuses. Le sens esthétique et les questions de goût, ce sens de la langue dont on se réclame tant, guident le travail de traduction. Mais il n’en devient pas pour autant une activité proprement indescriptible, reposant sur l’idiosyncrasie de l’intuition ou sur des inspirations heureuses. Bien au contraire : celui qui décrit ainsi l’acte de traduire donne une mauvaise image de notre travail.
Si la traduction est un « art exact », c’est justement parce que nous pouvons, à l’aide d’exemples concrets tirés de notre traduction d’une oeuvre bien précise, montrer sur quelle stratégie telle ou telle solution reposait. Les postfaces du traducteur, instrument auquel le traducteur recourt malheureusement encore trop rarement pour rendre visibles lui-même et son travail, illustrent fort bien les multiples décisions qu’il faut prendre au cours du processus de traduction. Quelques exemples : Dagmar Ploetz, qui a réalisé une nouvelle traduction du roman mondialement connu de García Márquez Cent ans de solitude, a davantage mis en relief les différents registres du roman. Elle dit : « L’enthousiasme pour la nouveauté, le particulier que le traducteur découvre dans l’oeuvre peut le pousser à peindre le coloré en couleurs encore plus vives, à mettre au premier plan les impressions exotiques. Ma devise a été de rendre les différents niveaux de style du roman, rendant aussi justice à la sobriété et au laconisme qui sont tout aussi présents. Curt Meyer-Clason a écrit dans un allemand très riche, qui se servait encore de tous les registres du roman du XIXe siècle. Cette empreinte stylistique aboutit à ce que sa traduction sonne parfois un peu archaïque aux oreilles d’aujourd’hui. » Nous avons ici un exemple du vieillissement des traductions. Voici maintenant trois exemples qui montrent à quel point les traducteurs peuvent différer dans leur façon de traiter le problème du dialecte ou du sociolecte dans l’original. Moshe Kahn à propos de sa traduction de Ragazzi di vita de Pasolini : « Il a très vite été clair pour moi que le détour par un dialecte allemand – le berlinois se serait imposé comme un équivalent allemand séduisant du romain – devait être exclu. Il fallait un jargon que tout le monde comprenne, qui laisse au texte son caractère ‘romain’. C’est ainsi que j’ai forgé des manières de parler qui certes ne correspondent à aucune manière courante de s’exprimer en allemand, mais qui pourraient tout à fait le devenir. » Peter Sacher a traduit Anděl de Jáchym Topol, paru en allemand sous le titre Engel Exit : « Pour conserver la fonction idéale-esthétique de la ‘laideur’ et du ‘naturel’ de la langue originale, j’ai résolu de remplacer la koinè tchèque par le dialecte d’une grande ville allemande, le berlinois. » Ulrich Blumenbach à propos de sa version allemande de L’Infinie Comédie de David Foster Wallace : « Le Black American English est une variété de la langue anglaise face à laquelle, en tant que traducteurs, on ne peut presque que capituler. Il faut se garder de le traduire comme une sorte d’allemand de travailleur étranger, comme cela s’est fait précédemment. J’ai opté pour un mélange de fautes grammaticales, de langage familier et d’allemand de la Ruhr. » Ce dernier exemple montre bien que les notions théoriques abstraites d’actualisation et d’historicisation ne constituent pas une alternative praticable. Hinrich Schmidt-Henkel a traduit le Voyage au bout de la nuit de Céline : « Pour moi, il était hors de question de construire une écriture historicisante à la Céline datée 1932. D’un autre côté, il était intrinsèquement exclu de transporter le texte en l’an 2000 par exemple. Mon objectif était un style aussi intemporel que possible. »
Imaginons qu’après ces affirmations au ton très apodictique, le public demande pourquoi il faut se garder de recourir à un allemand de travailleur étranger ou pourquoi il est exclu de transporter Céline en l’an 2000. Ces questions peuvent déclencher d’intéressantes discussions, elles nous offrent l’opportunité de révéler aux lecteurs un peu de ce qui fait l’essence de la traduction littéraire. Et elles constituent un bon exercice de justification de nos décisions. Car il n’existe naturellement pas de traduction « juste », mais assurément des traductions plus ou moins réussies ; c’est pourquoi il est si important que nous apprenions à réfléchir méthodiquement sur notre travail, que nous prenions conscience de nos stratégies et manières de procéder intuitives et que nous les conceptualisions.
Voici quelques exemples de problèmes qui peuvent être abordés lorsque des traducteurs sont sur scène. Plusieurs ont trait au métier, d’autres relèvent de décisions créatives individuelles dans des cas particuliers : comment traitons-nous les différents systèmes de temps des langues ? Que faisons-nous pour conserver la polysémie des mots de l’original ? Comment marquons-nous l’alternance entre la proximité et la distance du narrateur d’avec ses personnages, et comment les deux formes du subjonctif allemand peuvent-elles nous y aider ? Comment évitons-nous les constructions à l’infinitif, qui coulent de source dans bien des langues mais auxquelles on achoppe en allemand ? Pourquoi décidons-nous parfois de reproduire tels quels les passages en dialecte ? Quand choisissons-nous de ne pas traduire des réalités étrangères, et quand recherchons-nous des équivalents dans notre langue ? Et voici trois des nombreux pièges de l’original auxquels il nous faut prendre garde : les citations cachées, les faux amis, et les tournures qui ont l’air de métaphores hardies mais sont des expressions idiomatiques courantes. Que faisons-nous des jeux de mots rétifs à toute transposition ? Renoncer au jeu de mots ? Pouvons-nous compenser son absence par une solution créative à un autre endroit ? Quand et comment plaçons-nous quelques « marqueurs » pour conférer à une traduction une patine historique ? La ponctuation de l’original aussi, nous devons la traduire, car la fonction des tirets, des points-virgules et des points de suspension diffère d’une langue à l’autre, et souvent la ponctuation est un procédé stylistique de l’original. Lorsque les traducteurs disent qu’il faut déconstruire l’original et le recomposer, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Par quels moyens pouvons-nous « plier la langue de notre traduction vers une ressemblance étrangère » ? Mettons-nous l’allemand en mouvement, brisons-nous des schémas linguistiques conventionnels, inventons-nous de nouveaux mots, mettons-nous la syntaxe sens dessus dessous ? Comment conservons-nous en allemand la couleur locale italienne, irlandaise, française, russe, de l’original ? Les anglicismes se sont introduits dans toutes les langues et ont dans chacune une autre importance relative : comment les utilisons-nous dans notre transposition ? Les insultes, les jurons et l’humour sont très spécifiques aux différentes cultures : quand et pourquoi les laissons-nous comme marques de l’étranger ou au contraire cherchons-nous des équivalents dans notre langue ? Et, last but not least : quels conflits sont réglés en dialogue avec le comité de lecture ? Dans chaque traduction, il y a de très nombreuses et de très différentes décisions à prendre.
Plus nous présenterons ces problèmes de traduction particuliers et les solutions possibles, plus nous pourrons offrir un regard en profondeur sur l’activité complexe du traducteur. Et, soit dit en passant : si nous illustrons notre conception de la traduction – par exemple, lors d’une nouvelle traduction, ne plus gommer les aspérités stylistiques du modèle historique, mais les conserver – par toute une série d’exemples, la critique littéraire en profitera aussi. Au lieu de juste faire le décompte des erreurs de traduction, ses critiques s’intéresseront à l’intention du traducteur, aux effets qu’il a voulu produire et aux instruments qu’il a utilisés pour cela.
Une théorie entièrement conçue à partir des rapports que les traducteurs ont donnés de leur expérience pratique nous est offerte par les 22 Theses on Translation du théoricien américain Douglas Robinson. Il appelle « tradition anecdotique » ces récits de cas particuliers tirés de la pratique, qui sont pour lui la source et la quintessence de tout propos général sur la traduction. « La théorie de la traduction a dès ses débuts été profondément anecdotique », écrit-il. « Jusqu’à il y a quelques décennies, les affirmations théoriques sur la traduction provenaient presque exclusivement du travail particulier des traducteurs sur des textes donnés. » « Anecdotique » désigne ici des exemples concrets tirés de la pratique. Mais les traducteurs peuvent souvent aussi raconter de véritables anecdotes, surtout lorsqu’ils parlent de leurs recherches. Le public des lectures de traductions leur prête alors toujours une oreille particulièrement intéressée et apprend en passant à quel point une traduction exige de nous une préparation intensive. Au cours des ateliers de ce symposium, il s’agira certainement de voir si la représentation des chemins détournés qu’un texte emprunte pour passer d’une culture et d’une langue à l’autre est en mesure de passer la rampe.
Nos interventions permettront au public de saisir plusieurs des pensées théoriques sur la traduction ici esquissées, mais bien sûr pas toutes. J’espère être parvenue à montrer que tout ce que je viens d’exposer peut se résumer à ce point essentiel : toute oeuvre d’art littéraire a une forme stylistique régie par ses propres lois, dont la traduction doit s’inspirer dans son interprétation et sa recréation en recourant à des moyens choisis de manière tout aussi individuelle. C’est pourquoi nous ne pourrons faire parler nos traductions que si nous illustrons notre lecture subjective de l’original et notre conception de la traduction par des solutions concrètes. Celles-ci représentent le talent que nous, traducteurs, pourrons faire fructifier. Car, sur scène, nous ne représentons pas l’auteur et l’original. Nous nous représentons nous-mêmes en tant qu’auteurs de la traduction, nous représentons notre interprétation et notre recréation de l’original, qui en a fait une nouvelle oeuvre littéraire. Et de cette manière, nous représentons naturellement aussi la profusion de sens et toute l’efficace de la littérature.
Traduction : Christian Viredaz
Photo: AdS